#5 Ça dessert la cause

argument pourri #1

Héraclès
6 min ⋅ 15/01/2023

Ça ne rate jamais, à chaque fois que les Femen manifestent, poitrines dénudées portant des slogans, on entend la même rengaine un peu partout dans les médias : "Ça dessert la cause" ou encore "C'est contre productif."

Aujourd'hui, on va s'intéresser à "Ça dessert la cause"

J'avoue, ce "Ça dessert la cause", il m'est souvent venu à l'esprit.

  • quand je voyais des militantes revendiquer la non mixité;

  • quand je lisais des blogs écrits en écriture inclusive;

  • quand je me faisais taper sur les doigts pour un propos banal que je n'estimais pas sexiste ou oppressif;

  • et dans plein d'autres occasions où j'étais choqué, outré, perturbé par une action militante radicale.

Celui qui prétendra qu'il n'a jamais pensé "Ça dessert la cause" devant l'expression radicale d'un lutte contre le sexisme ou le racisme est un menteur.

Quand cette pensée te vient à l'esprit : alerte rouge ! Il est très probable que tu sois en train de te protéger derrière un argument paternaliste.

Si tu le profères, c'est que tu penses être plus capable de déterminer qu'autrui là où serait son propre bien, et tu te permets de le faire à sa place.

Tu te positionnes comme tuteur de l'autre, qui est moins compétent et moins « lucide ». Au lieu de lui reconnaître sa légitimité à déterminer lui-même comment mieux défendre ses droits en toute autonomie, tu interviens pour te poser en mieux-sachant.

C'est un argument présenté par les blanc·he·s envers les racisé·e·s, les hommes envers les femmes, les hétéro-cisgenres envers les LGBT, c'est un propos énoncé depuis une position de domination, et c'est un acte de domination en soi, qui n'envisage pas que les militant·e·s ont bien plus d'expérience et de compétence sur ces questions.

C’est une posture arrogante et présomptueuse.

Si cet argument te vient à l'esprit, c'est sans doute parce que tu as été pris "à rebrousse poil" ou ça t'a provoqué un inconfort moral.

Sans t'en rendre compte, tu es en train de demander à des personnes qui subissent la domination patriarcale de ne pas crier trop fort.

C'est une façon détournée de monnayer ton soutien. Tu veux bien t'intéresser à la cause, mais tu ne veux pas remettre en question ta position dominante.

Bref, ça va pas du tout !

Voilà ce que tu peux faire avec "Ça dessert la cause"

  • t'en servir dans ta propre introspection pour identifier ce que ça a dérangé chez toi.

  • arrêter de l'utiliser

  • expliquer à tes camarades qui l'utilisent que c'est un argument pourri

  • t'interroger et te documenter sur le sujet qui a provoqué chez toi ce "Ça dessert la cause"

Je vais prendre un exemple : en octobre 2022, deux jeunes activistes écolo balancent de la soupe sur la vitre d'un tableau de Van Gogh.

On a vu des torrents de réactions dessertlacausistes ... en voici quelques unes :

Tu le vois les propos surplombants des gens qui ont un avis très tranché sur ce que devraient faire, ou pas, des militants pour faire avancer cette fameuse "cause écologique" ?

Chacun est libre d'éprouver de la gène face à ces actions radicales, mais pourquoi utiliser de l'espace médiatique pour mettre en avant son propre inconfort alors que ce que dénonce ces militants est infiniment plus grave ? Le vrai problème, c'est l'inaction des gouvernements face au réchauffement climatique, ce n'est pas de la soupe sur une vitre ...

Et si c'était vrai ?

C'est le moment où tu te demandes si, en effet, cette radicalité dessert la cause. Il se trouve que des chercheurs se sont penchés sur la question et, devine quoi ? Ça marche ! La radicalité ne dessert pas les causes qu'elle défend, au contraire, il a été démontré que les actions les plus radicales accroissent le soutien aux actions plus modérées. On appelle ça l'effet du "flanc radical". C'est très bien expliqué dans cet article de Bon Pote.

Dans le champ du féminisme, les radicales élèvent le niveau d'acceptation du reste de la société et participent à accélérer les progrès de l'égalité entre les femmes et les hommes.

A force d'outrances et d'actions choc souvent très spectaculaires, les Femen préparent le terrain pour des avancées féministes plus "soft", plus faciles à accepter par la société dans son ensemble.

J'ai vérifié cet effet sur moi même.

Rokhaya Diallo, Daria Marx, Alice Coffin, Sandrine Rousseau et bien d'autres ont beaucoup contribué à mon éducation. Je ne suis pas d'accord avec tout ce qu'elles disent ou écrivent mais leur propos ont élevé mon niveau de jeu.

Si tu as commencé à travailler sur toi même et sur tes comportements sexistes, tu t'es sans doute rendu compte à quel point ce changement t'installe dans un confort moral. Très vite, tu constates que les personnes autour de toi, et particulièrement les femmes, te témoignent de la gratitude.

Ce confort est agréable et dangereux parce que tu pourrais vite t'endormir sur les lauriers de tes premières victoires.

Je ne saurais trop te conseiller de lire et d'écouter les personnes qui dérangent ton confort moral, qui viennent percuter tes certitudes, qui cherchent la petite bête, qui remettent en question ta sincérité, qui se déclarent tes adversaires... Tu n'es pas obligé d'adhérer à ce qu'elles disent ou revendiquent, mais c'est indispensable de les prendre au sérieux parce que bien souvent elles ont une expertise avancée sur le sujet dont elles parlent.

Tu gagneras beaucoup à comprendre les progrès qu'elles te permettront d'accomplir.

Tu as des questions ? écris-moi ici : heraclesfightspatriarchy@gmail.com

Crédit photo : © AFP - François Guillot

Héraclès

Héraclès

Par Sébastien Garcin

Cinquantenaire, parisien, bien éduqué, dirigeant d’entreprise, marié, en bonne santé, issu d’une famille aimante et aisée : j’ai longtemps vécu avec le sentiment d’avoir une chance insolente. C’est vrai, mais ce n’est pas une chance, c’est un privilège : une pyramide de privilèges. J’en ai pris conscience progressivement ces dernières années, à la faveur de lectures, de rencontres et d’introspections. J’ai travaillé à comprendre ces privilèges et à comprendre comment, sans le savoir, instinctivement, je les protégeais. Et puis, #metoo est arrivé. Ce n'est pas cette vague qui m'a surpris, c'est le silence des hommes qui m'a déçu et leurs prises de paroles consternantes qui m'ont énervé parce que je me suis rendu compte à quel point ce sont les femmes qui se tapent tout le boulot pendant que nous les mecs, on les critique. Dans toutes les grands victoires du féminisme, les hommes ont été au mieux des spectateur passifs, au pire des adversaires très virulents. J'ai découvert que les hommes ont un rôle à prendre dans la révolution féministe, un rôle nouveau et inédit : le rôle d'allié. J'ai essuyé les plâtres et je peux le dire maintenant : ça marche. Depuis que j'ai endossé ce rôle, je sais de source sûre que je change les choses autour de moi. J'ai appris à ne plus faire partie du problème et j'ai la fierté de faire, à mon échelle, partie de la solution. Depuis, je milite pour promouvoir ce rôle d'allié. Je recrute des hommes pour qu'ils s'éduquent et pour qu'ils se déclarent ouvertement alliés des femmes dans la lutte pour une égalité réelle.