Tu y crois encore ?
Ils n'étaient pas nombreux les gars qui semaient la terreur dans la cour du collège.
Au plus quelques dizaines parmi le millier de garçons qui se bousculaient à la récré.
Et pourtant ils prenaient tout l'espace.
On s'écartait instinctivement devant eux.
On riait à leurs blagues.
On était flattés qu'ils nous considèrent.
On tremblait qu'ils nous ciblent.
Ça pouvait être un glaviot gluant qui nous éclaboussait, un ballon shooté à toute force dans les couilles, un bras attrapé au hasard et tordu jusqu'à ce qu'on s'agenouille, un cartable arraché et vidé dans les chiottes, un dessert volé à la cantine, sauf si tu crachais dedans.
Nous les garçons faibles, les chétifs, les placides, les gros, les bizarres, les maigres, à tout moment, ça pouvait nous tomber dessus. La menace était permanente. C'était dans l'air.
Nous n’avions pas de prédisposition pour la brutalité, ce qui nous désignait comme des cibles.
L'école, les profs, les surveillants ne s'en préoccupaient que quand le sang coulait.
Dans le même temps, hors de l'école, nos héros s'appelaient James Bond, Superman, Belmondo... des gars musclés qui obtenaient ce qu'ils voulaient sans prendre la peine de le demander poliment. Leur violence assurait leur suprématie et leur statut de héros.
Et c'est eux que choisissaient les bonnes meufs. Pas les autres : les seconds couteaux, ceux qui prenaient les baffes.
Ça aussi, c'était dans l'air.
Par quel miracle aurait-on pu envisager que ce qui se passait à l'école devait être différent de ce que nous voyions sur les écrans, de ce que nous lisions dans les livres ?
On nous avait érigé un modèle de gars costaud, brutal, indestructible, imperméable aux émotions des autres, exempt de vulnérabilités, qui obtient tout ce qu'il veut. Il avait le pouvoir, l’argent, les belles voitures et les jolies femmes. On nous disait que c’était la belle vie et on y croyait dur comme fer.
Et, même si, au fond de nous, nous ressentions le ridicule de cette posture et son insoutenabilité, il nous était impossible de ne pas nous sentir nuls, faibles et ratés quand on ne parvenait pas à y souscrire.
C'est ainsi que nous avons grandi. Convaincus que le monde appartient aux gars qui savent cogner, humilier et dominer.
Les filles et les femmes étaient dans un monde parallèle, assignées à des missions qui nous étaient étrangères, soumises à des lois que nous ignorions, dotées de caractéristiques particulières auxquelles il fallait absolument que nous ne correspondions jamais. On nous les décrivait fragiles, incompréhensibles, désirables, inconstantes, émotives, disciplinées. On prétendait en permanence qu’elles étaient plus matures que nous, nous autorisant ainsi à l’être moins qu’elles.
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